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Histoire de la pauvreté errante

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Des mendiants et vagabonds du Moyen Âge aux « SDF » du début du XXIe siècle en passant par la figure intermédiaire du clochard, l’historien André Gueslin traque au fil des siècles et au ras du sol les continuités sociologiques du monde de l’errance.

En proposant une histoire de la pauvreté errante dans la France du Moyen Âge à nos jours, André Gueslin creuse un peu plus le sillon qu’il a déjà emprunté dans nombre de ses ouvrages précédents [1].

En centrant cette fois-ci son attention sur la figure historique du vagabond, l’auteur retrace dans un langage clair et une démarche rigoureuse l’histoire totale d’une pauvreté singulière et pluriséculaire : la pauvreté errante.

Comme à son accoutumée, André Gueslin mobilise une palette extrêmement riche et diversifiée de matériaux historiques, juridiques, ethnologiques, littéraires, cinématographiques, etc., pour multiplier les entrées descriptives et analytiques de ce monde qui, très justement, laisse peu de traces.
Écrire l’histoire de la pauvreté errante, c’est écrire « une histoire d’hommes sans voix à travers les traces qu’ils laissent et les représentations qu’en ont les nantis » [2].

Ces représentations, si elles s’observent notamment au travers d’une littérature abondante sur le thème du vagabondage et de la pauvreté, sont plus explicitement matérialisées dans tout un arsenal juridique et répressif élaboré à l’endroit de cette « classe » réputée oisive et dangereuse.

Le traitement politique réservé au fil des siècles aux populations pauvres et errantes constitue ainsi une première entrée, décisive, pour objectiver les continuités sociologiques de ce monde de l’errance dont la figure a pourtant évolué en passant du vagabond au clochard, et plus récemment au SDF.

D’autres entrées, telles que l’ethnologie de la vie quotidienne, la psychologie, les sociologies interactionnistes et déterministes viennent alors compléter le tableau de cette continuité de la figure du vagabond exclu, surnuméraire et désaffilié, « inscrit dans l’altérité avec son habitus né de l’errance et de la domination » (p. 13), laquelle constitue aussi la thèse principale défendue par l’auteur (p. 455) qui n’omet pas pour autant de souligner les différences et les ruptures en fonction des époques, des régimes politiques, des contextes économiques, sociaux, culturels et religieux.

L’ouvrage, qui comprend douze chapitres, est construit selon un découpage chronologique qui insiste sur quatre grandes périodes correspondant à autant de figures, de représentations et de traitement social du vagabond : une première allant du Moyen Âge à l’époque moderne, une seconde correspondant à l’avènement de la société industrielle (XIXe siècle) sur laquelle se bâtira par la suite l’État social (1900-1970), et enfin la période post Trente Glorieuses (1970 à nos jours) marquée par une recrudescence de la pauvreté et de l’errance.

Du statut au stigmate

Au Moyen Âge, les vagabonds mendiants sont intégrés pour des raisons théologiques. La pauvreté se définit sous la forme d’un rapport social entre dominés et dominants, sur fond de chrétienté : les premiers achètent leur salut par leur indigence, les seconds par la charité.

De ce fait, le pauvre dispose d’un véritable statut social : « Pour l’homme ordinaire du Moyen Âge, le pauvre est perçu en quelque sorte comme une théophanie : c’est le Christ de retour sur terre. À défaut il est un intercesseur avec Dieu » (p. 22).

Une transition s’opère à la fin du Moyen Âge : l’accroissement de la pauvreté errante, déterminé en grande partie par des crises économiques, des épidémies et des accidents climatiques, a pour effet de modifier les représentations de la pauvreté.

Le vagabondage, qui concerne au XVe siècle entre 20 et 25% de la population française (p. 28), est de moins en moins toléré pour la charge économique qu’il suppose, et le sentiment d’insécurité qu’il véhicule (délinquance, criminalité).

Ces changements de représentations à l’endroit des vagabonds et autres mendiants valides — rapidement assimilés à de « mauvais pauvres » dans la société capitaliste naissante réclamant toujours plus de main d’œuvre — annoncent le temps de la répression et de la diabolisation.

Au mitan du XVIe siècle s’affirme ainsi, dans le traitement social de la pauvreté, une distinction entre la potence et la pitié [3], entre la pauvreté méritée et la pauvreté méritante, qui opérera tout au long des siècles suivants au travers d’un processus d’étiquetage orchestré par les pouvoirs publics et autres entrepreneurs de morale [4].

Au cœur de ce système à la fois répressif et assistanciel, deux dispositifs marqueront les XVIIe et XVIIIe siècles : l’Hôpital général créé en 1656, et les dépôts de mendicité créés en 1764. Poursuivant un même objectif de rééducation par le travail, ces deux tentatives de normalisation du monde de l’errance, comme bien d’autres (déportation vers les colonies, peine des galères), se solderont par un échec.

Les masses miséreuses du XIXe siècle

Si le vagabondage a toujours trouvé ses origines dans des crises, en particulier frumentaires jusqu’à la moitié du XIXe siècle, obligeant ainsi les pauvres ruraux à migrer pour survivre, la logique va s’accentuer avec l’avènement de la société industrielle et ses crises à répétition.

Non indemnisé, le chômage des hommes conduit ces derniers à prendre la route : une masse vagabonde, miséreuse, masculine et le plus souvent âgée qui, de manière ambivalente, inspire encore la compassion et la charité, tout en demeurant sous le coup de la répression.

Le code pénal napoléonien en vigueur depuis 1810 institue en effet la présomption de culpabilité : sans toit, sans argent et sans aveu, le vagabond est un être potentiellement coupable. La prison pour les valides, l’hospice pour les vieux, l’hôpital pour les malades ou la mort sur la route : tels sont les destins couramment observés dans ce monde de l’errance.

Il faudra attendre la création des premières assurances sociales vers la fin du XIXe siècle pour entrevoir d’autres destins assis sur une protection sociale naissante, laquelle contribuera de fait à faire reculer la pauvreté errante.

Du vagabond au clochard (1900-1970)

Signe des temps qui changent, le vagabond d’origine et de pérégrination rurales devient au cours du XXe siècle — marqué par une urbanisation croissante et un déclin progressif de l’emploi saisonnier agricole — le clochard des villes. Si l’errance se poursuit, elle se resserre alors autour d’un lieu, d’une ville.

Parallèlement à ces mutations du vagabondage, l’ampleur du phénomène tend également à décliner tout au long des trois premiers quarts du XXe siècle. Le développement économique du pays et la mise en place progressive de l’État social expliquent ce net recul, particulièrement prononcé durant les Trente Glorieuses.

D’un côté, le marché du travail absorbe toute une partie des surnuméraires parmi les pauvres valides ; de l’autre, l’État assure une protection contre bon nombre de risques sociaux qui, hier encore, justifiaient l’errance et la mendicité (vieillesse, invalidité, chômage, etc.).

Moins nombreux, les clochards sont aussi mieux acceptés, tantôt perçus comme une portion irréductible de pauvres inadaptés dans un pays riche, tantôt sublimés pour la liberté qu’ils incarnent en échappant aux contraintes de la société capitaliste et productiviste.

Une recrudescence de la pauvreté errante : les SDF

La dernière période traitée par l’auteur (de 1970 à nos jours) est marquée par une recrudescence de la pauvreté errante. Si l’embellie économique de la période précédente avait permis du juguler le phénomène, la crise de 1973 — laquelle annonce pour les décennies à venir la montée du chômage, de la pauvreté et de l’insécurité de l’emploi — augure de l’apparition d’une nouvelle catégorie de pauvres, les SDF, davantage définis par l’absence de logement que par l’itinérance.

Aux effets de la crise économique s’ajoute en effet la faillite d’une politique de logement qui, observée depuis l’Appel de l’abbé Pierre en 1954 jusqu’aux actions des enfants de Don Quichotte en 2006, démontre en négatif son incapacité à assurer un des droits les plus élémentaires : celui de se loger.

À défaut d’éradiquer cette pauvreté des plus visibles (observable dans la rue, le métro) et légalement tolérée depuis l’instauration du nouveau code pénal de mars 1994 qui met fin au délit de mendicité, les pouvoirs publics tendent aujourd’hui à prendre des mesures visant à mettre à distance les SDF dans un souci d’hygiène sociale (éloignement des centre-ville, des centres commerciaux, etc.) et, partant, à invisibiliser un phénomène qui n’en demeure pas moins réel et préoccupant, justifiant ainsi l’intervention démultipliée des œuvres privées aux côtés des mesures étatiques d’assistance (RMI, CMU).

Un prolongement de l’œuvre de Geremek

Ce livre, qui se situe explicitement dans le sillon de l’œuvre magistrale de Bronislaw Geremek (op. cit.),en prolonge le raisonnement en insistant en particulier sur la transfiguration de la figure du vagabond marginal en vagabond exclu et désaffilié (p. 14-15), en élargissant l’objet du vagabondage aux routards, gitans et autres gens du voyage et, surtout, en offrant au lecteur une plongée dans l’histoire contemporaine.

Sur ce point, on pourra regretter que l’auteur insiste assez peu sur quelques-unes des figures contemporaines et notamment genrées du sans-abrisme : si les femmes restent minoritaires en représentant entre 15 et 20% de la population sans-abri, qu’en est-il de leur trajectoire sociale et de leur condition de SDF dans un monde de l’errance à dominante masculine ?

Autre apport de cet ouvrage, qui appelle cependant à de nouveaux développements : en rattachant la condition vagabonde à une subculture dérivée de la culture dominante [5], la question de la domination sociale est certes posée, sans pour autant être traitée de manière critique et politique comme le font plus explicitement Patrick Gaboriau et Daniel Terrolle pour qui le phénomène SDF et son « impossible » éradication ne sont qu’une expression de la violence d’État [6].

En passant de l’enfermement à la relégation, la potence revêt en effet de nos jours les habits d’une violence réelle et symbolique caractéristique des nouvelles formes de domination sociale.

Ces quelques remarques n’enlèvent rien à l’intérêt et à la qualité de cet ouvrage qui, dans la forme et dans le fond, nous invite surtout à poursuivre le croisement des regards sur cette question complexe et dérangeante que représente la mise à l’écart d’une fraction irréductible de la population dans une République prétendument solidaire et égalitaire, figurant au cinquième rang des pays les plus riches au monde.

Notes:

André Gueslin, D’ailleurs et de nulle part. Mendiants, vagabonds, clochards, SDF en France depuis le Moyen Âge, Paris, Fayard, 2013, 536 p., 26 €.

[1] En particulier : Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIXe siècle, Paris, Aubier, 1998 ; Les Gens de rien, une histoire de la grande pauvreté dans la France du XXe siècle, Paris, Fayard, 2004.

[2] Gueslin A., « Histoire de la grande pauvreté en France aux XIXe-XXe siècles », La Marche de l’Histoire, France Inter, 26 février 2013.

[3] Cf. Bronislaw Geremek, La Potence ou la Pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen âge à nos jours, Paris, Gallimard, 1987 (1re éd. 1978).

[4] Cf. Howard S. Becker, Outsiders. Étude de sociologie de la déviance, Paris, Métaillé, 1985 (1re éd. 1963).

[5] En référence aux travaux d’Oscar Lewis et de Richard Hoggart.

[6] Patrick Gaboriau, Daniel Terrolle (dirs.), Ethnologie des sans-logis. Étude d’une forme de domination sociale, Paris, L’Harmattan, 2003.

La Vie des Idées


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